Hamé, de la Rumeur

Il est des paroles et des musiques qui vous marquent plus que d’autres. Des textes et des sons résonnent parfois longtemps après leur écoute. Ainsi, la Rumeur, groupe de Hip-Hop engagé, réhabilite dans le fond comme la forme un mouvement qui n’a jamais semblé aussi immobile que depuis qu’il caracole en tête des hits-parades. Rencontre avec Hamé, “le franc-tireur“, poursuivi par la justice pour ses écrits.

Indésens : S’il fallait mettre en images votre disque l’ombre sur la mesure, j’emploierais du noir et blanc. C’est frappant ce rapport à l’image, dans le choix des samples, dans le clip, les références au cinéma français à la Audiard…

Hamé : C’est vrai qu’on a pensé à l’image, dans notre album. C’est quelque chose qui s’est ébauchée au cours du projet de façon assez intuitive, spontanée. Le sens visuel se situe tant au niveau du référent des samples – avec des dialogues de film français des années 60 – que de l’ambiance jazz style « ascenseur pour l’échafaud ». Aussi bien sur le plan musical que sur celui de l’écriture, on retrouve cet aspect visuel. Nous voulons interpeller par l’image donc nous avons donné une couleur très narrative à l’écriture. C’est voulu, concerté. C’est le fruit d’une bonne osmose de groupe.

I.S. : D’ailleurs, le disque est construit de façon très classique : flow, beats. Ça fait penser à une tradition de conscious rap qui date des heures de gloire du hip-hop américain. Ça se ressent aussi dans le choix des échantillons : un jazz minimaliste, très loin de la mode électro du moment… Vous défendez un retour aux sources ?

  1. : Nous ne sommes pas des nostalgiques. Nous-nous efforçons de rester en prise directe avec notre époque, sans cultiver la nostalgie d’un âge d’or mythique du rap. La période à laquelle tu fais référence, qui correspond à la fin des années 80 où les portes-étendards du mouvement sont des groupes comme Public Ennemy, qui sont à l’avant-garde de la scène hip-hop dans tous les domaines que ce soit la création musicale, le flow, l’image véhiculée ou le discours. C’est par ce biais que nous avons rencontré le rap. On avait 13, 14 ans pour la plupart. Cette musique, cette parole vont nous permettre la réappropriation d’une certaine fierté, d’un certain sens de la résistance à la culture dominante. Ces groupes étaient au carrefour de réflexions sociales, culturelles, artistiques et politiques. Le présent nous a démontré à quel point cet apport peut être émancipateur, sur le plan politique comme sur le plan esthétique.

I.S : Comme dans le clip, il y a dans les textes de nombreuses références historiques (La colonisation, Octobre 1961, la guerre d’Algérie, les bidonvilles de Nanterre, la néo-colonisation.) Quels enseignements tirez-vous de cette histoire de France, celle qui n’est pas dans les manuels ?

  1. : C’est une histoire que l’on apprend hors des circuits d’enseignement officiels. Elle nous intéresse à plusieurs niveaux. Ce n’est pas qu’une stricte question de mémoire. Ce sont les périodes pendant lesquelles les damnés de la Terre ont brisé leurs chaînes et ont revendiqué leur droit à exister, prenant les armes s’il le fallait. Cette histoire-là concerne directement l’Afrique et plus largement le Tiers-Monde, ainsi que les exclus de nos sociétés occidentales. Cette histoire, c’est la nôtre, celle d’une lutte populaire pour le droit à l’existence. C’est de cet élan de vie qu’il s’agit. On ne doit pas l’appréhender comme une pièce de musée sous une cloche de verre mais en faire un outil pour ici et maintenant, face à cette régression sans précédent des politiques sociales nationales et internationales. Quelqu’un qui ne sait pas d’où il vient, qui ne connaît pas l’héritage de représailles, d’oppression et d’exploitation mais aussi de luttes et de combats qui le constitue, ne peut pas comprendre ce qui se joue ici. À plus fortes raisons, il ne peut savoir où il va. C’est valable pour un individu, ça l’est plus encore pour une collectivité. Comment comprendre autrement que les populations qui subissent le plus haut degré de rejet social sont souvent issues d’Afrique ? Peut-on saisir pourquoi ces gens restent au bas de l’échelon sans savoir ce qu’a été le colonialisme et les représentations qu’il a véhiculé des peuples qu’il a asservis et enchaînés ? Qui prétend avoir des préoccupations politiques, ou ancrer politiquement ses préoccupations, qui prétend s’intéresser à ces questions sans faire d’Histoire est soit un hypocrite, soit un manipulateur soit enfin quelqu’un d’extrêmement naïf. C’est pour cela que cette Histoire est présente dans les trois volets (ndr : il s’agit des 3 maxis sortis avant l’album : le poison d’Avril, le Franc-tireur, le Bavar et le Paria), comme dans l’album. C’est un des ferments qui nous permet d’identifier le mal à la racine et de tenir debout.

I.S. : C’est le grand constat de vos textes, l’exclusion persiste. L’ombre sur la mesure est aussi la chronique des discriminations du 21éme siècle… Le néo-colonialisme, l’apartheid social et raciste, rien n’a changé ?

  1. : Oui et non. Notre société a connu une formidable mutation économique qui s’est soldée par d’énormes dégâts sociaux. À mesure que des coups sévères étaient portés au monde populaire – je pense en particulier à notre époque -, la conscience collective s’est effritée. L’individualisme forcené règne en maître et fait des carnages. Ce qui s’est produit au début des années 80, au travers de la marche des beurs ou des marches de convergence du quartier des minguettes, ce sont des choses qui ne pourraient pas être faîtes en l’état. Pourtant, avec tout ce que les quartiers ont pris dans la gueule depuis 20 ans, il y aurait de quoi réunir 10 millions de personnes à Paris. Où ils ont gagné en déstructuration et en démobilisation, nous perdons en capacité à nous mobiliser et à répondre collectivement.

On n’a pas le choix, il va falloir renouer avec ce sens collectif, avec une certaine conscience de classe.et reprendre conscience que nous avons des intérêts violemment opposés aux escrocs et aux délinquants qui nous gouvernent. Je suis heureux d’une certaine manière de voir en ce moment cette espèce de bouillonnement, ces promesses de lutte. J’espère que le mouvement social portera un grand coup de massue cet automne. Nous soutenons à 200% les actions des intermittents. Nous le sommes aussi d’ailleurs, on est concerné. Dans le registre des gens qui veulent nous voir sur la paille et bâillonnés, voici l’aspect économique qui tend à nous réduire à vivre avec quelques miettes.

Rien n’a changé ? Je dirais plutôt que les choses s’aggravent. Même si les conditions de vie étaient extrêmement précaires, subsistait un certain rêve collectif : ensemble en nous organisant et luttant on pouvait gagner l’avenir de nos enfants. Aujourd’hui ce qui règne en maître, bien que ça évolue en ce moment, c’est chacun sa merde.

I.S. : Il y a une opposition qui revient souvent dans l’album, entre le « ils » et le « nous », cette démarcation ne risque t-elle pas d’induire l’auditeur en erreur, quant à son implication dans le système : est-ce que ça ne s’oppose pas à une prise de conscience individuelle de ses responsabilités ?

  1. : Je situe ailleurs l’utilisation récurrente du « ils » et du « nous ». C’est une division très franche, très concrète qui s’exprime ; mais qui existe avant mon texte et se renforce de jour en jour. Il y a longtemps que les barricades sont dressées et que les camps sont dessinés. C’est spontanément qu’on a recours à cette séparation. Effectivement, il y a ceux qui subissent et ceux qui en profitent. Après on peut constater que ceux qui subissent peuvent être imprégnés des valeurs de leurs oppresseurs, mais c’est un autre débat. C’est vrai que cela pourrait faire l’objet d’un texte : à quel point on peut être aliéné ; à quel point on peut être conduit à reproduire des schémas de domination. II y a une expression qui dit que la meilleure manière de mettre les fers aux pieds d’un esclave, c’est d’abord de les mettre dans sa tête. Le convaincre qu’il a à gagner de sa condition, qu’il lui faut se résigner car de toute façon, rien n’est possible. C’est une image qu’on peut transposer aujourd’hui. Dans un morceau du second volet (Le Pire), je raconte que si tu grandis dans la conviction que tu n’es rien, dans une image de toi dégradée, tu finis par croire que tu le mérites au fond ; que tu pourras jamais prétendre à mieux. C’est en filligramme ce que l’école enseigne à pleins de jeunes qui se déscolarisent dès 14, 15 ans. C’est par ce biais, par l’idéologie, par l’aliénation symbolique, qu’on arrive à faire accepter à un individu sa propre soumission. C’est l’un des éléments qui cimentent ce système. Il y a plein d’autres paramètres, mais c’est clair que sans cette acceptation tacite, le système ne tient pas.

De toute façon, tout cela ne sera pas éternel. De par sa nature, un système basé sur l’exploitation de l’homme par l’homme finit toujours par aiguiser des contradictions tellement criantes qu’il génère son antithèse et sa négation à large échelle. Il y a plein d’exemples dans l’Histoire. Après un siècle de colonialisme, après avoir exploré toutes les voies proposées par le colon, le colonisé finit par ne plus croire ce qu’on lui dit et par identifier son maître à un menteur. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut attendre tranquillement que ça se passe. Si la guerre d’Algérie avait pu arriver en 1835-1840 et éviter ainsi 130 ans de déshumanisation du peuple algérien, c’eût été préférable. Car ce furent 130 années de crimes, de gâchis, de négation de l’humanité.

I.S. : Crimes et gâchis qui continuent de coûter au peuple algérien…

  1. : Absolument, parce que l’Algérie est encore dans un rapport semi-colonial avec la France, son ancienne puissance tutélaire. D’ailleurs, le discours colonial reprend du poil de la bête depuis une quinzaine d’années. Ainsi, une proposition de loi diligentée par des députés UMP demande que les aspects positifs de la colonisation algérienne soient reconnus ! C’est honteux ! Qu’on m’en trouve, des aspects positifs ! Est-ce qu’on imaginerait des députés allemands aujourd’hui reconnaître l’oeuvre positive de l’occupation en France ? Déposséder un peuple de sa terre, de lui-même, l’abrutir, piétiner son humanité pendant 130 années et oser me parler d‘infrastructures ? À qui croyez-vous qu’elles profitaient, ces infrastructures ? Non, mon arrière grand-père, mon grand-père, mes parents n’y ont gagné que des larmes, de la sueur et du sang. C’est l’un des vieux mythes coloniaux qui reprennent du poil de la bête. C’est extrêmement dangereux. Il faut dénoncer, il faut tordre le coup à ce genre d’idées.

I.S. : Autre reflet d’une époque : la censure. Peux-tu nous raconter l’histoire de ce procès que vous intente le ministère de l’intérieur ?

  1. : Tout commence avec un magazine qu’on a édité. La fonction de ce magazine était d’être en quelque sorte un prolongement culturel et promotionnel de notre album. Puisque que 80% de la presse rap nous fait vomir, on a refusé d’y mettre un centime de promotion. Puisque les médias ne font pas leur travail, devenons nous-mêmes le média. C’était l’idée de départ. On a entièrement rédigé le magazine : des articles, des chroniques de disques de rap français et américains qui ont compté pour nous, des interviews de petits personnages populaires de notre entourage et puis 3 articles centraux, dont 2 ont été attaqués. Le premier est d’Ekoué : c’est un violent pamphlet contre l’état de pourrissement du rap, contre les acteurs de ce qu’on appelle « la prostitution du rap » : maisons de disques, artistes eux-mêmes et certaines radios. Une notamment, Skyrock, est devenue en l’espace de quelques années le principal maquereau du rap, et a fini par le transformer en un produit extrêmement formaté, dénué de toute subversion ou interrogation critique. Le passage qui les concernait n’a pas plu aux gens de Skyrock, qui ont d’abord appelé la maison de disque pour faire pression. Ils ont menacé de porter plainte si le magazine n’était pas retiré de la distribution. C’était un gratuit tiré à 50 000 exemplaires dont 2000 exemplaires avaient déjà été distribués. Les autres ont été retirés et détruits. Un magazine qu’on avait mis un mois et demi à faire ! Skyrock, qui aurait pu s’estimer heureux, porte tout de même plainte pour incitation à la haine et au meurtre. Juste après, le ministère de l’Intérieur porte plainte à son tour. Pour nous, c’est clair, la radio nous a « balancé ». Quelqu’un a montré l‘autre article – le mien – à Sarkozy, au pouvoir depuis tout juste 2 mois et qui du coup veut en faire un exemple. Tout ça parce que j’ai osé accoler au mot « policier » le mot « assassin » ou encore le mot « humiliation ».

On se retrouve donc avec 2 plaintes. Celle de Skyrock tombe sous la loi d’amnistie, celle du ministère de l’intérieur court toujours. Le procès est prévu pour début 2004. Charge à nous maintenant de nous défendre, de médiatiser cette affaire, de ne pas se laisser fragiliser par ces attaques. On va démontrer à quel point la censure peut être bête et contre-productive pour ceux qui en sont à l’origine. Maintenant, on va faire 2 fois plus de bruit. D’ailleurs, l’article qui a été censuré a eu 10 fois plus d’écho que si rien ne s’était passé. Il faut revenir aussi au fond de l’affaire : à quoi faisaient référence les passages attaqués ? Aux brutalités, aux crimes policiers, aux dénis de justice, à ce rétablissement officieux de la peine de mort pour certaines catégories de la population en France. Ce qui doit nous amener à un débat sur l’héritage des représentations coloniales. C’est tout sauf un hasard si plus de 80% des victimes des brutalités policières sont noires ou arabes ; C’est parce que pendant 100 ou 200 ans, nos parents, grands parents et arrières grands-parents étaient considérés comme des sous-hommes, génétiquement violents. C’est pour ça que la justice se soucie si peu de l’assassinat d’un jeune des quartiers par la police, c’est-à-dire d’un descendant de ces colonisés. Ces institutions ont été marquées au fer par les représentations coloniales et il n’y a jamais eu depuis de travail sur ces questions. Ce débat est l’un des principaux tabous, l’un des plus redoutables et des plus cadenassés non-dits de notre société. On ne peut pas simplement passer l’éponge. C’est mettre le couvercle sur la marmite sans éteindre le feu. Ça continue de bouillir, ça monte en pression même. Ce genre de tabou finit toujours par avoir des conséquences désastreuses, N’importe quel psychanalyste vous le dira. C’est d’intérêt public d’en parler, ce n’est pas pour réveiller des rancoeurs. On ne réclame pas la vengeance mais la justice, l’égalité de traitement. On ne demande pas à ce que notre Histoire, nos drames, nos malheurs bénéficient d’un traitement privilégié. On veut juste une égalité de traitement avec le citoyen lambda et que justice s’applique. Que quand un flic tue, il soit condamné en tant que tueur. Ce procès nous conduit à tous ces débats. On va s’efforcer de formuler ça médiatiquement, publiquement, le jour même. C’est vraiment ces questions-là que nous souhaitons aborder et pas seulement la censure et la liberté d’expression.

I.S. : On vous a vu au concert contre la double peine, au zénith avec Noir Désir : vous tissez des liens avec d’autres milieux, d’autres engagements ?

  1. : Nous, on s’exprime à partir de notre réalité à nous, de ce qui nous tombe sur la gueule. On s’adresse à des personnes qui ont des cicatrices en commun ou refusent certains schémas de domination et d’intimidation. À partir de là, le champ est très ouvert. Depuis la sortie de notre album, on a fait beaucoup de rencontres. Avec Noir Désir (ndr : cet entretien a été réalisé avant l’affaire Cantat-Trintignant), mais aussi, pendant nos quarante dates, on a joué partout en France et rencontré beaucoup de monde qui souhaitaient exprimer un soutien ou une solidarité par rapport au procès. Je continue d’en recevoir par mail, courrier, téléphone.

Maintenant, il va falloir organiser ces soutiens, leur donner un écho. Il y a aussi les intermittents auxquels on souhaite apporter notre contribution, le concert au Larzac cet été. Et enfin les passerelles qu’on peut jeter vers tous genres musicaux et même tous secteurs d’activité, de la presse alternative, du rock… Tout ce qui contribue à élargir nos champs de vision, tout ce qui nous rend moins cons chaque jour, tout cela est le bienvenu. Nous ne sommes pas à ce point prisonniers des codes du hip-hop. Nous sommes profondément, je dirais même extrêmement, un groupe de hip-hop, mais à partir de là, on peut tenir un discours plus général et être capables de s’adresser à tout le monde. C’est ce que la mini tournée avec Noir Désir nous a enseigné : face à un public qui n’est pas familier des codes du hip-hop, qui connaît mal cette musique, on peut être capable de parler, d’être compris. Il faut des passerelles, des fédérations, des jonctions des expériences de lutte.

I.S. : Il y a tout un aspect pédagogique dans votre démarche, qui se manifeste aussi avec ces ateliers d’écriture que vous organisez. L‘écriture est-elle un exutoire ou une tribune ?

  1. : Notre rapport à l’écriture est avant tout utilitariste. Ce n’est pas un luxe acquis dans les salons. C’est davantage marqué du sceau de l’urgence : on emploie les mots pour ce qu’ils disent et ce qu’ils ne disent pas, parce qu’ils permettent de se réapproprier sa propre image, pour leur capacité à rendre symboliquement ce qu’on nous prend par ailleurs, à formuler une résistance, à nous défendre, pour le plaisir du verbe et de la nuance, bien sûr, la richesse du vocabulaire… On peut les démultiplier à l’infini.

Bien sûr, en général, les mômes des ateliers, on les ne connaît pas. Ils ont entre 15 et 20 ans. Nous, c’est au terme d’une réflexion de plusieurs années qu’on arrive à tenir ce discours. Eux n’ont pas cette expérience-là. On s’efforce de leur transmettre ce virus-là. Tout en appelant à la vigilance, il faut aussi se méfier des mots ! Ils nous ont fait beaucoup de mal. Par les médias ou les dirigeants, ils sont capables d’induire des idées très réactionnaires. Se les réapproprier, c’est aussi se réapproprier des instruments de lecture, d’analyse. C’est pouvoir décrypter sa réalité. C’est partir du subjectif pour l’élargir au général. Tout cela commence par les mots, par une certaine littérature. Tout cela nous ramène au politique. Du moment que l‘on veut mettre son nez dans la manière dont est organisée la cité, savoir comment on en est arrivé là, à qui ça a profité, au détriment de qui ça s’est fait. À partir d’un atelier d’écriture de rap, basé sur le volontariat, voila le travail que l’on s’efforce de drainer.

I.S. : Cela pose bien sûr la question de la place de l’artiste dans la société…

  1. : Tout à l’heure, j’employais le terme de « carrefour », c’est bien là que notre musique se situe. C’est là que se télescopent, se nourrissent, se confrontent plusieurs réflexions sociales, culturelles, historiques, esthétiques.

Je tente d’être un artiste populaire – au sens noble du terme – un artiste qui crée, qui met en forme en épousant le point de vue de la base. Populaire, ça veut dire qui prend fait et cause pour le peuple, qui plonge et qui s’enracine en lui. Dans son Histoire, dans ses contradictions, dans ses difficultés à vivre, dans ses combats, ses espoirs, ses douleurs. On veut donner à notre rap ce sens. Un rap populaire et combatif. Nous sommes nous là où le besoin de paroles se fait le plus pressant, là où beaucoup sont même privés de la faculté de poser des mots sur leurs propres blessures, sur leurs rêves et leurs espérances. Quand nous ne seront plus capables de ça, nous arrêterons.

Il est vrai que toute production symbolique abstraite a quelque chose de l’exutoire, mais notre souhait n’est pas d’éloigner mais au contraire de rendre plus présent le refus. Créer des petites chansons et des petites oeuvres d’art qui puissent accompagner sur le terrain les luttes. On ne se substitue pas aux syndicalistes ou aux militants. Militants, nous le sommes d’une certaine manière ; mais ce qu’on fait, c’est de la musique. Certains diront que la violence symbolique désamorce la violence sur le terrain. Moi, je n’y crois pas trop. Ce n’est pas un hasard si nous sommes attaqués. Les censeurs sont très au fait sur ce genre de question. L’art n’est pas une étincelle, mais peut accompagner ou transposer esthétiquement certains combats.

I.S. : Lionel Soukaz parlait dans ces mêmes pages (voir Indésens n°4), “d’ouvrir le champ du possible”.

  1. : Absolument. Pour la jeunesse, le seul rêve possible, c’est Zidane, hip-hop star, et ce genre de choses. Tout sauf devenir des individus capables d’avoir un regard construit sur leur environnement ou sur le monde et capables même de le transformer. Ouvrir le champ du possible, c’est rendre crédibles les alternatives, les utopies, qui ne sont que des réalités qui n’existent pas encore. C’est au programme tout ça. Nous appelons un maximum d’individus, d’artistes, à devenir des citoyens au sens de Robespierre. « Quand tu sais pêcher, n’offre pas tes poissons, mais apprends à pécher ». Tenir des discours sur les opprimés et à leur place, en leur disant ce qui est bon ou pas de penser, ce n’est pas non plus une solution, même si ce que tu défends est louable. Il faut donner à celui qui en a le plus besoin les clés et les outils pour formuler une alternative réelle et authentique. On sait qu’on ne naît pas avec la conscience des possibles, on se doit de transmettre le virus. Tout seul on ne peut rien. Ce qui est intéressant, c’est quand des réflexions subversives et alternatives imprègnent les foules. La musique, l’art peuvent contribuer à ça. Dans le mouvement social, dans des conflits d’idées théoriques, concrètes, matérielles.

I.S. : Est-ce qu’il n’y a pas contradiction avec le fait d’être produit par une major ?

  1. : On a connu les 2 réalités. Il est vrai qu’il y a plus de pressions à caractère consumériste. Mais en nous signant, la major savait qui elle signait. On ne l’a pas pris en traître. Au préalable, on a pris d’infinies précautions pour garder une grande marge de manoeuvre et de liberté quant à la conception du disque, sa promotion… Rien ne se fait sans que nous soyons d’accords. À tel point qu’on a fini par se passer d’un directeur artistique. Les propositions de la major, on les reçoit, on les étudie, parfois on les refuse. Il y a tout de même dans cette maison 1 ou 2 personnes qui ont vraiment envie de défendre ce projet-là, sur lesquelles on peut s’appuyer en cas de conflit. Sinon, la major, c’est 85% pour sa gueule et 15% pour nous, un indépendant c’est 10%. La trilogie avait vendu à 40 000 exemplaires. Trois majors sont venues nous faire des propositions. On a fait monter les enchères. C’est aussi un aspect de notre réalité dans le rap. L’argent, c’est le nerf de la guerre. La plupart d’entre nous, dans le groupe, sommes des précaires. Chômeurs, petits employés. Voilà, c’est comme Robin des Bois, on veut prendre aux riches.

I.S. : Le mot de la fin ?

H. : C’est un combat qui est passionnant. Nous ne sommes ni aigris ni découragés par le procès qui nous conforte dans l’idée que l’on est peut-être sur une voie pas si dégueulasse que ça. On va continuer de souffler sur les braises.