René Vautier

René Vautier représente l’archétype du cinéaste engagé, l’exemple héroïque de son courage intellectuel et physique a inspiré nombre de réalisateurs et techniciens. La nature militante de son cinéma s’appuie d’une part sur une rigueur plastique, capable de faire au présent immédiat l’hommage de sa grandeur épique, et de l’autre sur une constante inventivité formelle, qui l’ont aidé à surmonter en toutes circonstances les difficultés pratiques liées à son oeuvre « d’intervention sociale ». Son slogan pourrait être, selon ses propres termes : « écrire l’histoire en images, tout de suite !« 

À titre de réalisateur, producteur ou acteur, René Vautier a participé à 180 films environ. Parmi ceux qui restent visibles à ce jour, ses courts-métrages prouvent l’ampleur de son savoir-faire stylistique, le caractère méthodique de sa réflexion sur le document et sa liberté formelle. Bien que relevant tous d’une même forme polémique et généreuse dont Jean Vigo aura donné la meilleure définition, l’essai « à point de vue documenté« , ces films courts appartiennent en effet à des genres très différents et explorent tout l’éventail des liens possibles entre document et démonstration. Posons ici quelques jalons, en attendant une restauration systématique de cette œuvre capitale.

Fable didactique

Anneaux d’or (1955, avec Claudia Cardinale), les Ajoncs et les Trois Cousins (tous deux de 1970 et interprétés par Mohammed Zinet) représentent des fabliaux à vocation documentaire, le premier sur l’exploitation des pêcheurs tunisiens, les deux autres sur la condition des travailleurs immigrés en France.

Allégorie pamphlétaire

Dans le Remords (1974), charge satirique à haut pouvoir burlesque, René Vautier interprète lui-même un personnage de cinéaste qui résume la position de bon nombre de metteurs en scène français ayant refusé par conviction mais surtout par lâcheté de traiter de la guerre d’Algérie de façon synchrone avec les événements.

Reconstitution historique immédiate

La Caravelle et Techniquement si simple (1971), en reprenant les stylèmes du cinéma-vérité avec une telle virtuosité que l’on peut croire à des documents réels, remettent en scène respectivement le témoignage d’une institutrice face à un enfant algérien et celui d’un appelé du contingent poseur de mines sur la frontière algéro-tunisienne.

Documentation poétique

J’ai huit ans (1961, co-r. Yann et Olga Le Masson), à partir de dessins et de paroles d’enfants traumatisés par la guerre d’Algérie, le Glas (1970), à partir de tableaux et d’une image détournée de la Reine d’Angleterre au temps de l’Apartheid, constituent deux magnifiques poèmes visuels sur les victimes de l’histoire.

Documentaire lyrique

Mourir pour des images (1971) retrace grâce à des entretiens le tournage d’un film réalisé en 1958 par Alain Kaminker et René Vogel, la Mer et les jours, sur la vie des habitants de l’Ile de Sein, tournage au cours duquel Alain Kaminker disparut en mer ; l’interrogation sur les liens qui unissent filmeurs et filmés s’achève en ode sublime au respect, puisque l’une des très catholiques et bretonnes habitantes souhaita se faire inhumer aux côtés du jeune cinéaste juif dans le cimetière de l’Ile.

Documentation polémique

Une nation, l’Algérie (1954), film aujourd’hui perdu décrivant à partir de documents filmés à la BNF l’histoire de la colonisation française, dégageait les causes de ce qu’il était alors interdit de nommer une guerre et, déjà, prévoyait l’indépendance de l’Algérie.

Témoignage

À propos de l’autre détail (1988), juxtaposant une série d’entretiens avec les victimes algériennes torturées pendant la guerre par le lieutenant Le Pen alors candidat à l’élection présidentielle, constitue une déposition à charge utilisée dans un procès, mise en perspective par les informations de Pierre Vidal-Naquet et de Paul Teitgen (préfet d’Alger à l’époque).

Document brut

Un film sans titre, mais que l’on peut nommer Destruction des archives, nous montre, la même année, René Vautier marchant dans l’amas de ses films et de ses archives détruites et couvertes de pétrole par un commando pendant qu’il témoignait à son procès contre Le Pen. Filmé par Yann Le Masson, Destruction des archives, dans sa simplicité factuelle absolue, constitue le film le plus terrifiant qui soit sur les conséquences concrètes de l’engagement de toute une vie.

Essai théorique

Vous avez dit français ? trace une autre histoire de France, celle des vagues d’immigration successives et la façon dont elles se sont plus ou moins intégrées dans le supposé creuset national, ce qui permet une réflexion informée sur la notion d’identité collective.

Essai poétique

On trouvera nombre d’instruments pour analyser l’œuvre de René Vautier lui-même dans Et le mot frère et le mot camarade (1995), qui décrit la fonction de l’écriture et plus particulièrement de la poésie dans l’histoire de la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale.

Travail théorique et réflexif

Transmission d’expérience ouvrière (1973) et Dialogues d’images en temps de guerre(1998) constituent les deux premiers panneaux d’une trilogie encore en cours sur la nécessité de réaliser et confronter les images au nom de toutes les parties en présence lors d’un conflit, qu’il soit local ou national – il s’agit donc évidemment d’abord d’une histoire de la censure politique, militaire et économique, alimentée par l’expérience incomparable de René Vautier en la matière.

Un film, court métrage malgré lui

Puisque sa durée de 15 minutes résulte de la confiscation des trois-quarts du matériau filmé par la police française, synthétise l’ensemble de ces solutions documentées : c’est Afrique 50, qui fusionne document, poème, essai, chant, appel, cri, preuve et vision, et porte à leur apogée les puissances d’une cinématographie politiquement, formellement et totalement libre.

Nicole Brenez, Cinémathèque Française

René Vautier est né le 15 Janvier 1928 à Camaret-sur-Mer dans le Finistère. Il s’engage dans le maquis à l’age de 16 ans puis intégre l’IDHEC à la libération sous l’impulsion de ses camarades de combat. Dès lors, il ne cessera de s’engager, caméra au poing, aux cotés des opprimés de la terre entière et ne manquera pas en tant que cinéaste-témoin, les premières heures d’aucune des grandes luttes de la seconde moitié du 20ème siècle : anti-coloniales, anti-apartheid, féministes, sociales, écologiques…

C’est assez dit, nous lui laissons la parole :

Transmettre

René Vautier : Il y a quelques années, une institutrice qui avait donné des cours à ma fille m’a demandé de venir parler à ses élèves dans le cadre d’un cours d’Arts plastiques / communication. J’y suis donc allé avec ma fille. J’ai dit aux gosses : la communication, c’est des choses que vous avez envie de dire, auxquelles s’ajoutent les informations que vous allez collecter pour éclairer votre propos. Ainsi, depuis toujours, des hommes ont communiqué avec leur voix, leur chant, la danse, avec les premières gravures rupestres… Le principal, c’est d’avoir quelque chose à dire, et tant que possible de le dire ensemble.

Et les gosses qui répondent : « c’est comme pour le petit phoque ! » En effet, il y avait un petit phoque qui s’était installé dans le port de Cancal et avait élu domicile sur la cale. Ce petit phoque était très lié aux enfants qui s’inquiétaient de l’arrivée prochaine des touristes. Ils avaient donc un message à adresser aux vacanciers : il y a ici un petit phoque, attention à lui !

J’ai proposé aux enfants d’en faire un petit film, qu’on a tourné ensemble pendant l’année scolaire. Je me suis aperçu que c’était le résumé – involontaire puisque de leur initiative et sur leur idée – de ce que j’avais fait toute ma vie. Discuter avec des gens qui avaient des choses à dire à d’autres et se disaient qu’en faisant des images, ça pourrait être utile, plus facile à comprendre. Je n’ai finalement fait que ça, donner la parole aux gens, tout en prenant parti à coté d’eux, en discutant, en essayant de participer à chaque fois. Des gars ont dit de moi que j’étais tombé dans le bain de la résistance. Il est vrai en effet que je suis arrivé à l’âge adulte en pleine collaboration et ça a sûrement compté, mais c’est aussi peut-être par facilité que je me suis intéressé à des sujets dont personne ne voulait ou ne pouvait parler, parce que justement je n’étais sur le terrain de personne.

Nous avons donc terminé ce film, même si ça n’a pas empêché le petit phoque de s’en aller. Les gosses ont pris conscience que s’occuper de la communication, de la visibilité de leur message, donc de la diffusion du film, était une donnée essentielle pour qu’il fasse effet. Je leur ai alors parlé du service public à la télévision, représenté ici par France 3 à qui nous avons décidé d’envoyer le film. 6 mois plus tard, France 3 a réexpédié la cassette – qui était pourtant techniquement passable – sans un mot et sans même l’avoir visionnée. En effet, les gosses avaient coincé un petit truc pour voir si elle serait ouverte. Et eux qui me disent : « ça, c’est dégueulasse ! » ; « non, ça fait partie des problèmes de communication. Il y a des gens qui détiennent les moyens de diffusion et peuvent empêcher que ça arrive à l’oreille des autres. C’est un problème que vous aurez à étudier plus tard, en tant que citoyens. » Ce film a tout de même été diffusé. Ce fut lors de l’inauguration officielle de la salle René Vautier, dans le centre de documentation pédagogique de Rennes. On a donc projeté le film et on en a discuté avec les enfants, qui ont pu voir que même quand les structures officielles ne suivent pas, il faut continuer à faire ce qu’on a à faire et puis un jour, ça passe : quand même, ça sert.

Le plus marrant, c’est la salle en question, je m’en suis fait éjecter pour mon premier film, réalisé avec des copains normaliens. C’était un film pédagogique sur une rivière bretonne. La poursuite d’un papillon par un professeur et son épuisette était le prétexte à la découverte de la formation de la rivière. On a donc présenté ce film aux inspecteurs d’académie pour pouvoir être diffusé en cours. Je n’avais pas le droit d’être dans la salle pendant le visionnage mais j’ai tout de même collé l’oreille à la porte. Je les entendais rigoler à l’intérieur. Bon, ça marche bien ! Après la séance, je rentre. L’inspecteur me dit : « Monsieur Vautier, c’est très amusant votre film, mais vous comprenez aisément qu’on ne peut pas le passer dans une salle de classe ! – Mais pourquoi ? Je ne comprends pas non ! – Mais parce que voyons les enfants vont rire ! – J’espère bien. Je vous ai bien entendu rire. – Mais, monsieur Vautier, nous n’étions pas dans une salle de classe et nous n’étions pas des élèves ! »

Entre cette histoire et le jour où on a mis mon nom sur la porte de cette salle de projection, il y a 50 ans durant lesquels j’ai essayé de faire des films où les gens apprendraient des choses… mais sans s’emmerder !

Le début de l’institutionnalisation ?

R.V. : D’une part il y a des gens qui veulent faire des choses un peu neuves et sinon des copains. Ça fait pas grand monde qui s’enquiert de diffuser mes films. Mais je crois que ça a servi à quelque chose, je pense avoir été utile.

Il s’agit pas de dire que quand on fait des films de ce genre on a des emmerdes, mais c’est vrai. Encore récemment, les auteurs de René Vautier, cinéaste franc-tireur se sont vu annuler la projection de leur film au dernier moment par les responsables de Confluences, qui distribuaient des tracts me reprochant d’avoir un jour témoigné au procès Garaudy. À ce sujet, il faut dire que j’y ai été parce que l’on me l’a demandé, et ce pour parler du film que j’avais fait sur René Garaudy bien avant ce qu’on lui reproche. Garaudy a été résistant, député, agrégé, militant du Parti Communiste : c’est de ça qu’on parle dans mon film qui a d’ailleurs eu une très bonne critique. Le pire, c’est que dans les comptes-rendus du procès des journaux que les gens de Confluences brandissent pour prouver que j’ai bien témoigné au procès Garaudy, il est bien noté : René Vautier s’est tourné vers Garaudy et a dit – je ne suis pas d’accord avec toi sur la question des chambres à gaz, etc…

Par contre, il est vrai que j’ai dit qu’il me semblait dangereux de légiférer sur l’écriture de l’Histoire, afin que les chercheurs puissent travailler en toute quiétude. L’Histoire reste écrite par les vainqueurs. Ce que je raconte dans mes films sur la guerre d’Algérie n’est pas du tout ce qu’on enseigne dans les collèges et lycées de France par exemple. J’ai témoigné, dans un de mes films, des actes de torture commis par Le Pen en Algérie. C’est illégal à cause de l’amnistie mais j’estimais qu’on avait pas le droit de se taire.

J’ai toujours fait des films coup de poing. Dans Les mineurs en grève, je voulais prévenir les gens que les mines étaient en état de siège, que l’armée assassinait des mineurs, et qu’au milieu de ça, il y a les enfants de mineurs. Alors, essayez de recueillir les enfants de mineurs chez vous pendant cette période-là. Mais pour faire un film sur les enfants en question, il fallait bien expliquer ce qui se passe, pourquoi la grève, pourquoi la répression : j’étais bien obligé de prendre parti. D’ailleurs, pour info, à l’époque du tournage de ce film, il n’y avait pas de loi sur les films non-commerciaux en France. C’est sa sortie qui a poussé le législateur à régler la question. Pour avoir une action concrète, il fallait donc organiser la diffusion de tels films. Pour ça, on a eu le soutien de gens du milieu associatif, de gens du PC, de la CGT…

L’engagement

R.V. : En fait, je suis devenu communiste après les élections de délégués étudiants de l’IDHEC et sous les bons conseils de Claude Sautet, qui était le leader de la liste communiste. Moi, les gars m’avaient mis sur une seconde liste, apolitique. Et finalement, c’est moi qui ai été élu et Sautet est venu me voir pour discuter de ce qu’on allait faire pour les étudiants. On est vite tombé d’accord et Sautet a fini par me demander : « pourquoi tu n’es pas communiste ? – Mais vous me l’avez jamais demandé ! » Et puis, je ne ressentais pas le besoin d’appartenir à une organisation. Je ne parlais pas beaucoup à l’époque. J’étais plutôt le genre breton taciturne et rêveur. Après mon entrée au Parti, je n’ai jamais fait un film sur commande, ou de propagande, mais ils ont toujours soutenu mes œuvres, en particulier quand j’avais des emmerdes. Ainsi, quand je suis parti pour le maquis algérien, on m’a dit : « quand un membre du PC part ainsi mais pas en mission de contact pour le parti, il est d’usage qu’il laisse sa carte à la fédération, pour ne pas être tenté de l’utiliser comme introduction. » Ce que j’ai donc fait.

Il y a des films qui se font autour d’un schéma conçu dans un bureau. Quant à moi, je pense que c’est en filmant une situation qu’on trouve les moyens de faire comprendre et faire partager la lutte de ces gens. L’impulsion est donnée par le développement de la lutte.

Les gens – y compris beaucoup de communistes – se font une idée d’un certain caporalisme communiste, le petit doigt sur la couture du pantalon, « oui, chef ! », etc…, c’est pas l’idée que je me fait moi du Parti Communiste. Je n’y suis pas vu comme un rebelle mais comme un marginal je crois. Peut-être faudrait-il une certaine discipline, mais j’ai du mal à le comprendre… Ça se théorise après. Tu te dis dans cet événement-là, on a pas le droit de ne pas montrer telle ou telle chose. Je suis contre le fait qu’on raconte une histoire officielle en ne donnant la parole qu’à ceux qui l’ont déjà. Les films ne sont utiles que dans la mesure où ils démontrent quelque chose, et parfois leur utilité vient beaucoup plus tard.

Pour le premier film que j’ai fait à l’IDHEC, j’avais décidé d’aller faire des images à la première journée anti-raciste. On m’a expliqué comment faire : il fallait que je dépose une demande à la préfecture de police pour tournage sur la voie publique. Je reçois effectivement l’autorisation avec un brassard et on m’explique : « tu le mets et tu vas du coté des flics, comme ça tu es tranquille. ». Je me retrouve donc à la manifestation, au milieu des flics, et je filme les gars en face qui se regroupent petit à petit. J’entends les flics qui commentent : « le petit bicot qu’est en face, tu me le laisses tout à l’heure, tu me le laisses ! – Le nègre, là, il est tellement grand que je vais le casser en deux ! – J’espère qu’on va charger tout de même ! ». Ils avaient face à eux des étudiants anti-colonialistes, et les quatre cinquièmes des flics qui étaient là avaient fait la chasse aux juifs quelques années auparavant. Moi, je voyais tout ça et à un moment donné, j’ai rendu mon brassard à l’officier qui m’a dit : « Vous en avez assez ? – J’en ai assez d’entendre des conneries ! » lui dis-je, et je suis allé en face. Le résultat, c’est que dès qu’ils ont chargé : je me retrouve par terre, clé au bras, une élongation du ligament du coude, l’os qui pendouillait par là et la caméra brisée à coup de pieds et de matraques. J’ai ramassé quelques morceaux, je suis rentré à l’IDHEC et je leur ai tout raconté. Jean Loth, qui était le directeur – communiste – responsable de la formation des étudiants m’a alors dit : « Il faudrait quand même que tu apprennes que l’essentiel quand tu fais un reportage, c’est de ramener des images. » et je lui aurait répondu : « le principal, c’est de choisir le camp de la caméra. »

Vous savez, cette petite caméra très lourde – la Bel et Howel – dont il restait quelques exemplaires à la cinémathèque de Bretagne : on l’utilisait pour la formation des tournages militants. La technique avait été baptisée « caméra Vautier » parce qu’on apprenait à la retourner et l’employer pour arrêter les coups de matraque et charges policières.

Le cinéma du réel

R.V. : Il y a dans le cinéma du réel des plans, des séquences qu’on ne saurait trouver ailleurs. Des paroles qui ne s’écrivent pas. Il y a une scène dans laquelle une mère de famille raconte comment son mari s’est retrouvé au chômage et petit à petit s’est éloigné d’elle. Elle s’étrangle : « ça a été très dur » et là, elle se met à pleurer. Moi, je voulais qu’on coupe pour qu’elle puisse se reprendre. Mais l’opérateur continuait de tourner. Dans le film on voit apparaître de sous la table la tête de la petite fille de cette dame qui regarde avec émotion sa maman qui pleure. C’est pour moi le plus beau plan sur une rupture familiale. C’était imprévu. Je pense que c’est pour ça que c’est toujours mieux de tenir soi-même la caméra même si je ne suis pas un très bon opérateur. Parce que tu vis avec la personne, ce n’est plus un étranger, ça se sent.

Je ne sais pas si vous avez vu J’ai 8 ans. C’est un film constitué d’images du vécu de gosses pendant la guerre d’Algérie. Avec Frantz Fanon, nous avons travaillé sur les dessins d’orphelins dont il s’occupait puis on a organisé le tournage. Ce jour-là, derrière la caméra, il y avait Yann Le Masson que les gosses ne connaissaient pas. On les a vu se refermer totalement sur eux-mêmes alors qu’ils s’ouvraient dans leurs dessins, au point que la femme de Yann a cru devoir les ré-interviewer, malgré mon désaccord d’ailleurs. Sauf peut-être dans les gueules de flics que j’ai filmés, en particulier à St-Nazaire, je n’ai pas d’images d’hostilité vis-à-vis de la caméra comme ces petits orphelins.

On dit de moi que je ne fais pas des films à moi mais des films avec des gens. Je ne suis pas d’accord. Par exemple pour J’ai 8 ans, on voulait faire un film de Français qui se disent : voilà des enfants qui seront des hommes demain, comment allons-nous faire pour qu’ils n’aient plus ce regard-là demain ? On n’a pas co-réalisé ce film avec eux, on a fait un film sur eux. C’est difficile de séparer les films. Il y a une continuité. Sautet dit de moi : « Vautier a toujours fait des films sur les autres, mais d’un bout à l’autre, on sait que c’est lui qui les fait, parce qu’il les fait avec ce qu’il pensait au départ ». Je les ai fait avec ce que je pensais en les faisant.

Mourir pour des images

R.V. : J’ai fait ce film pour former les gens qui travaillaient à l’UPCB (Unité de production – cinéma Bretagne). Ce qui m’intéressait, c’était les rapports entre les îlotiers et les réalisateurs Alain Kaminker et René Vogel. Les deux cinéastes avaient été totalement incorporés dans l’île de Sein et sa légende. On a monté le film et, un jour, j’ai emmené ma femme Soisic dans l’île pour un petit voyage en amoureux. Je tombe sur la sœur de Marceline – la vieille femme que j’interviewe dans le film et chez qui habitait Alain Kaminker avant sa mort – et elle me dit : « Comme c’est gentil d’être venu ! ça lui aurait fait plaisir, ça doit lui faire plaisir de là-haut de vous savoir là. » On a appris comme ça que Marceline était décédée. On avait qu’un appareil photo. Les gens de l’île croyaient qu’on était venu faire des photos mortuaires. Moi, je savais même pas que ça existait, les photos mortuaires. On a fait ces photos. Lors de l’enterrement, à notre grande surprise, on les a vu rouvrir la tombe d’Alain pour enterrer Marceline avec. Nous, on n’avait pas monté dans le film la phrase où Marceline nous disait vouloir être enterrée dans la même tombe que lui. On pensait que c’était des paroles de vieille dame et que, de toute façon, les gens de l’île ne marcheraient jamais. Donc, on a rajouté ces images à la fin du film. C’était une fin logique et normale, mais en même temps, imprévisible. C’est pour ça que je pense que les films sont des documents d’actualité qui doivent pouvoir être complétés après, pour être plus compréhensibles, plus lisibles.