Identités de papier

Le « tribalisme » en Afrique est fréquemment pointé du doigt pour dénoncer la faillite de la démocratie. Pour certains, le pluralisme politique ne conviendrait pas au continent du fait des rivalités « ethniques ». Mais à y regarder de plus près, on se rend compte du peu de pertinence de la notion d’« ethnie » pour comprendre les sociétés mais aussi les conflits africains. Derrière des haines pseudo-ethniques, se meut bien souvent l’ombre de dirigeants politiques dont la seule motivation semble être l’accaparement des richesses nationales. Le Congo-Brazzaville est un cas d’école.

Depuis la chute du parti unique, en 1991, et l’avènement de la démocratie, le Congo-Brazzaville n’a cessé d’être déchiré par des guerres fratricides. Trois guerres civiles se sont succédées dans les années 90 : en 1993-94, 1997 et 1998-99. Elles ont ravagé Brazzaville, terrain privilégié des affrontements rassemblant près d’un tiers de la population congolaise. L’argument « ethnique » est alors la raison invoquée par tous les acteurs du conflit. Si aucun camp n’affirme explicitement sa supériorité, tous dénoncent le « tribalisme » et la « volonté exterminatrice » des adversaires. Pour le vainqueur de la guerre civile de 1997, l’actuel président Denis Sassou Nguesso, il n’y a donc « qu’une seule vérité, celle qui oppose le Nord et le Sud » [1].

Pourtant, l’étude de l’évolution des identités « ethniques » ainsi mises en avant nous montre que le nerf de la guerre se situe bien moins dans des rivalités prétendues ancestrales que dans la violence et la rapacité des principaux leaders politiques congolais.

Une construction politique des identités ethniques

La « vérité » de Denis Sassou Nguesso, l’opposition entre le Nord et le Sud du pays, n’a pas de consonance dans l’histoire ancienne du Congo. C’est plutôt dans l’histoire coloniale et l’histoire politique récente qu’il faut chercher les germes de cette hostilité. La domination française a tout d’abord contribué à construire et à renforcer les sentiments d’appartenance « ethnique ». En classifiant les populations sous leur contrôle par le biais de l’ethnologie, les colonisateurs ont cherché à s’assurer du bon ordre du territoire. Mais ce travail a contribué à figer des identités mouvantes et beaucoup plus complexes que ce que les administrateurs et les ethnologues avaient réussi à percevoir [2].

Mais c’est surtout la politique urbaine de la puissance coloniale qui a préparé le terrain des affrontements qui ont déchiré Brazzaville dans les années 90. Le regroupement par origine des populations migrantes a en effet déterminé la configuration future de la ville. Les migrants venant des provinces méridionales du pays devaient se regrouper au Sud de la capitale et réciproquement pour les migrants en provenance du Nord. On pouvait ainsi noter une quasi absence de contacts entre les « gens du Nord » et les « gens du Sud » installés de part et d’autre du centre ville, lieu du pouvoir colonial.

C’est dans ce contexte d’urbanisation et de domination française que l’identité « Lari », l’un des groupes impliqués par la suite dans le conflit de 1993-1994, s’est forgée. Les colonisateurs, devant le peu de coopération des populations du Nord du pays, s’étaient appuyés sur celles de la région de Brazzaville (le Pool). Ils les dénommaient tantôt Balalis tantôt Laris. Dans les faits, comme le montre l’imprécision de leur qualificatif ethnique, l’identité Lari « ne constitue pas une réalité historique très affirmée » [3]. La particularité de ce groupe est qu’il fournissait les éléments les plus instruits de la population indigène, entrés au service de l’administration coloniale. Ce trait caractéristique a ainsi contribué à renforcer la cohésion sociale et culturelle des « Laris » de Brazzaville et de leur quartier, Bacongo.

Dès l’époque coloniale et particulièrement en milieu urbain, les stratégies des hommes politiques congolais se sont donc construites autour de l’argument ethnique. Pourtant, comme le montre l’exemple de l’identité « Lari », les ethnies revendiquées n’ont rien à voir avec des traditions ancestrales. Dans ce contexte, les premières élections congolaises de 1959 ont donné lieu, surtout à Brazzaville, à des affrontements entre ressortissants du Nord et du Sud du pays, plus précisément entre Mbochis et Laris. Bien que d’origine politique et n’ayant pas concerné l’ensemble de la population, les massacres de 1959 ont figé dans l’esprit des Congolais le sentiment d’un antagonisme « ethnique » Nord/Sud. Il ne s’agit pourtant pas ici de la résurgence d’une rivalité ancienne mais bien d’un moment fondateur qui « marque la maturation d’identités totalement neuves : identités urbaines, « tribales » et, surtout, politiques » [4].

La colonisation a ainsi contribué à cristalliser les sentiments d’appartenance ethnique des Congolais. Mais ce sont surtout les dirigeants politiques issus de l’Indépendance qui se les sont réappropriés et qui ont cherché à les manipuler dans une perspective électoraliste. Cette manipulation a pris toute sa force dans les années 90. En effet, le Congo est demeuré longtemps sous le joug du parti unique « marxiste-léniniste » qui cherchait officiellement à gommer les particularismes locaux et donc à occulter l’ethnicité.

C’est avec la chute du parti unique et le retour au pluralisme que la classe politique s’est de nouveau engouffrée dans l’argumentation ethnique. Celle-ci servait alors d’unique programme pour tous les partis. Lors des élections présidentielles de 1992, toutes les formations politiques ont cherché à recruter leur électorat sur une base communautaire. Tout en clamant haut et fort leur souci de forger l’unité nationale, tous mettent la question ethnique au cœur du débat politique et se font fort de dénoncer le « tribalisme » des autres partis. Bien plus, les leaders ont cherché à élargir leur clientèle en faisant appel aux identités régionales. On passe ainsi de l’ethnisme au régionalisme, ce qui permet d’élargir considérablement la base électorale des partis.

Par exemple, l’UPADS [5] de Pascal Lissouba est sortie victorieuse des élections de 1992 en faisant appel à l’identité « Nibolek », créée de toute pièce durant la campagne électorale. Le mot a été inventé à partir des premières lettres de trois régions administratives du Sud du pays : le NIari, la BOuenza et le LEKoumou. Ce regroupement ne correspond alors à aucune identité réelle, ces trois régions au découpage purement administratif rassemblant des groupes culturels divers. Ceci est révélateur du lien entre ethnisme (ou « régionalisme ») et politique puisque ce terme désigne maintenant au Congo tout aussi bien les partisans du président Lissouba que les ressortissants de ces trois régions. La confusion entre appartenance politique et régionale est ainsi délibérément entretenue. Les politiciens ont donc usé sans scrupule de l’argument ethnique, bâtissant la démocratie congolaise sur un terrain propice à une violence qu’ils n’hésitent pas à utiliser. Peu après les élections de 1992, les principaux partis se sont dotés de milices privées, recrutées sur des bases « ethno-régionales ». Parmi les plus importantes, on trouve les Cobras de Denis Sassou Nguesso d’origine « Nordiste », les Ninjas de Bernard Kolelas d’identité « Lari » et les Zoulous « Nibolek » de Pascal Lissouba. L’argument ethnique sert alors aux leaders politiques à justifier le recours à la force : accuser l’autre camp d’entreprise « génocidaire » permet de minimiser l’importance des pertes humaines et de montrer la solution armée comme une entreprise de salut public.

Cobras, Ninjas, Zoulous : Une culture plus médiatique qu’ancestrale

Ces milices se sont affrontées lors de trois conflits dans les années 90. L’étude des deux premières guerres et des motivations des miliciens est très révélatrice du caractère politique des identités revendiquées. Tout d’abord, la mouvance des alliances et des oppositions entre les partis engagés démontre bien qu’il ne s’agit pas d’hostilités « ethniques » héritées de la nuit des temps.

Comme on l’a vu, l’indépendance a suscité des affrontements qui ont très vite figé dans l’esprit des Congolais l’idée d’une opposition entre le Nord et le Sud du pays. Pourtant, en 1993-1994, la première guerre civile n’a pas donné lieu à des combats opposant « Nordistes » et « Sudistes » mais a vu s’affronter les Zoulous « Niboleks » et les Ninjas « Laris » [6], revendiquant tous leur origine « Sudiste ». Or, « Laris » et « Niboleks » partagent fondamentalement la même culture héritée de l’ancien royaume Kongo. Ces milices n’ont pourtant pas hésité à s’adonner à de nombreux actes de violence et de cruauté à l’encontre de celle qu’ils désignaient comme « l’ethnie » adverse. Mais en 1997, lors de la seconde guerre civile, la situation est toute autre. Les ennemis de naguère se sont rapprochés et c’est maintenant les Ninjas et les Zoulous qui affrontent les Cobras. On retourne à la « vieille » opposition Nord/Sud héritée de l’Indépendance. Autre fait qui souligne « l’extériorité de l’ethnicité dans la détermination des violences » [7], le mythe du « Chef étranger » s’avère très répandu dans l’imaginaire congolais. Par exemple, parmi les nombreuses identités qui lui sont attribuées, Pascal Lissouba peut être réputé tour à tour Pygmée ou Gabonais.

Le caractère plus politique qu’« ethnique » de ces guerres apparaît aussi comme une évidence au regard de la composition et des références des milices. Tout d’abord, contrairement au Rwanda, ces guerres n’ont pas concerné l’ensemble de la population. Elles se sont concentrées presque exclusivement à Brazzaville et les acteurs des combats ont été les milices des partis, s’en prenant à la population civile. Or, ces milices sont constituées de jeunes de 18 à 22 ans en très grande majorité nés à Brazzaville. La revendication de leur identité régionale semble donc factice puisque la plupart ne connaissent pas lesdites régions, tout au plus sont-ils partis quelques fois en vacances au village.

Leurs noms et leurs références sont aussi très significatifs. Ces jeunes Brazzavillois sont beaucoup plus influencés par les médias internationaux que par la culture villageoise qu’ils revendiquent. Les noms Cobras et Ninjas font référence aux films de kung-fu dont les jeunes sont friands, tandis que l’appellation Zoulou sort tout droit de la série télévisée à succès Chaka Zoulou. De même, l’actualité internationale [8] a joué un rôle important dans les représentations des miliciens. En 1993-94, les Zoulous rebaptisent fièrement « Beyrouth » leur fief à Brazzaville – le quartier de Mfilou – tandis que celui des Ninjas (Bacongo) est surnommé « Sarajevo » par ces mêmes Zoulous. Ils font ainsi référence à l’« épuration ethnique » dont ils accusent les Laris (rebaptisés « Tcheks » [9]. On se retrouve bien loin des traditions congolaises !

La manipulation d’une jeunesse sans avenir

Face à ce constat du caractère artificiel et très récent de ces identités « ethniques », une question s’impose : comment les partis parviennent-ils à manipuler ces jeunes qui vont risquer leur vie dans des conflits meurtriers ?

En premier lieu, l’histoire et les guerres ont contribué à créer des identités nouvelles à Brazzaville. A force de martelage du discours ethniste par les politiques mais surtout du fait des mouvements de population provoqués par les guerres, les identités revendiquées par les partis politiques deviennent en quelque sorte une réalité pour une grande partie des Brazzavillois. En effet, face aux violences exercées par les milices à l’encontre de l’« ethnie » adverse, les Brazzavillois ont cherché à se réfugier dans les fiefs respectifs de leur groupe. Ainsi, la guerre de 1993-94 a donné lieu à un gigantesque chassé-croisé de réfugiés entre les quartiers sud de la capitale, les Laris rejoignant Bacongo (Sarajevo) et les Nibolek Mfilou (Beyrouth) pour ne plus subir les exactions de la milice adverse. Le phénomène s’est prolongé durant la brève période d’accalmie entre les deux guerres dans une sorte de « géographie de la peur », les Brazzavillois ayant gardé l’habitude de limiter le plus possible les déplacements interquartiers. Les guerres suivantes ont bien sûr fortement accentué cette fragmentation de l’espace urbain [10].

Les quartiers de Brazzaville sont donc de plus en plus hermétiques les uns par rapport aux autres, ce qui renforce leur cohésion identitaire. On entre ainsi dans un cercle infernal : la politique construit et nourrit des identités « ethniques » et les utilise lors de guerres dévastatrices qui, par leurs conséquences, renforcent le sentiment identitaire ainsi créé. Et cela jusqu’à ce que les politiques décident à nouveau d’utiliser ces identités « ethniques » dans le cadre d’une stratégie de pouvoir.

On se trouve donc bien loin des représentations communes de l’ethnie : « Souvent, lorsque l’on dit ethnie, on imagine une tribu avec son chef, son village, ses morts à venger. Mais les dénominations ethniques ne correspondent qu’exceptionnellement à un passé communautaire de ce type [11] ». Le cas congolais constitue alors un bon exemple étant donné que les identités ethniques sont avant tout des constructions politiques.

Si la mobilisation des jeunes semble si facile et si efficace cela vient surtout de phénomènes plus vastes : le sous-développement et l’accaparement par la classe dirigeante des richesses nationales. Les jeunes enrôlés dans les milices sont pour la grande majorité marginalisés, déscolarisés, sans emploi… La crise économique, le mal-développement du pays et les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI ne laissent à la jeunesse que de maigres perspectives d’avenir. Or, la guerre est une source importante de revenus. Les dirigeants n’ayant pas les moyens financiers d’entretenir leurs troupes, celles-ci s’adonnent au pillage – rebaptisé « effort de guerre » par les miliciens [12] – sous l’œil complaisant de leurs chefs. Plus que l’ethnicité, il s’agit sans doute ici du véritable ressort de la mobilisation des miliciens. Ils n’ont pas hésité, par exemple, à piller les villas de leurs leaders politiques. De même, en juillet 1997, Cobras et Zoulous ont fraternisé pendant vingt-quatre heures le temps de dévaster le centre-ville et de crier leur colère contre les « Grands ». La violence ne s’est d’ailleurs pas arrêtée avec la guerre, ce qui pose le problème plus vaste du rapport juvénile à la norme [13].

Les guerres civiles au Congo, comme dans beaucoup d’autres pays africains, sont donc plus une conséquence de l’avidité des dirigeants politiques que résultantes d’oppositions « ethniques » ancestrales. Quand on sait que le Congo, avec ses trois millions d’habitants, produit chaque année plus de 10 millions de tonnes de pétrole, on comprend mieux l’échec de la démocratie et toute l’énergie que dépensent les dirigeants pour conserver un pouvoir qui s’avère fort lucratif.

Chronologie

1959 : Les premières élections congolaises donnent lieu à des affrontements entre militants politiques.

1960 : Indépendance du Congo.

1963 : Le président Fulbert Youlou est renversé lors des « Trois Glorieuses ». Un régime de parti unique se réclamant du marxisme est mis en place.

1979 : Après une période de transition, Denis Sassou Nguesso prend la place de Marien Ngouabi – assassiné deux ans plus tôt – à la tête de l’Etat.

1991 : Sous la pression interne et externe, Sassou Nguesso autorise la tenue d’une Conférence Nationale Souveraine, qui pose les bases d’un régime démocratique.

1992 : Pascal Lissouba est élu Président de la République avec près de 60 % des voix.

1993-1994 : Première guerre civile qui voit s’affronter la milice de Bernard Kolélas, les Ninjas, se réclamant de l’identité « Lari » et celle de Pascal Lissouba, les « Zoulous », affirmant leur caractère « Nibolek ».

1997 : Seconde guerre civile. Les milices de B. Kolélas et de P. Lissouba combattent les Cobras « Nordistes » de Denis Sassou Nguesso. Ce dernier parvient à vaincre ses adversaires grâce à une coalition d’acteurs externes et revient ainsi à la tête de l’Etat.

1998-1999 : Troisième guerre civile. Le nouveau régime mène une dure répression dans la région du Pool sous prétexte de lutte contre la résistance des miliciens Ninjas.

2002 : Après une « période de transition », Denis Sassou Nguesso est élu Président avec près de 89% des voix…

Avril 2003 : Grande conférence organisée par la Francophonie à Brazzaville sur le thème de… la démocratie et des Droits de l’Homme !

[1] Propos recueillis par Joseph Tonda. Cité dans J. Tonda, « La guerre dans le « Camp Nord » au Congo-Brazzaville : ethnicité et ethos de la consommation/consumation », Politique Africaine, n° 72, décembre 1998, p. 54.

[2] Voir notamment Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Fayard, 1996.

[3] E. Dorier-Apprill, A. Kouvouma, C. Apprill, Vivre à Brazzaville, Paris, Karthala, 1998, p. 291.

[4] F. Bernault, Démocraties ambiguës en Afrique centrale. Congo-Brazzaville, Gabon : 1940-1965, Paris, Karthala, 1996, p. 285.

[5] Union Panafricaine pour la Démocratie Sociale.

[6] Les Ninjas furent alors aidés en sous-main par les Cobras « Nordistes » de Sassou Nguesso.

[7] J. Tonda, op. cit, p. 56.

[8] Le Congo ne s’est ouvert que tardivement aux médias d’actualité du fait de la censure, jusqu’en 1991, du parti unique. Cette ouverture a profondément changé le rapport au monde des Brazzavillois.

[9] Voir à ce sujet R. Bazenguissa-Ganga, « Le rôle des médias dans la construction des identités de violence politique à Brazzaville » in P. Yengo (dir.), Identités et démocraties. En Afrique et ailleurs, L’Harmattan, 1997, p. 213-239.

[10] Voir à ce sujet, E. Dorier-Apprill, « Guerre des milices et fragmentation urbaine à Brazzaville », Herodote, juillet 1997, p. 182-221.

[11] Elikia Mbokolo cité par J. Tonda, « L’imaginaire du pouvoir contre l’ « idéologie ethnique » », Rupture, n° 2, Karthala, 2000, p. 187.

[12] Une autre expression populaire révèle le lien entre violence et absence de justice redistributive : « Le pillage c’est Nkossa, chacun aura sa part ». Elle fait référence à la phrase célèbre chez les Congolais de leur président Lissouba à propos de l’exploitation de l’énorme gisement pétrolifère de Nkossa, dont chacun était censé profiter.

[13] Voir à ce sujet, Henri Ossebi, « De la galère à la guerre : jeunes et « Cobras » dans les quartiers Nord de Brazzaville », Politique africaine, n° 72, décembre 1998, p. 17-33.