Birmanie : Histoire d’un gâchis

L’annonce, le 5 décembre 2002, de la mort du vieux dictateur-Général Ne Win n’a pas suscité de nombreux commentaires. Pas plus que n’avait fait réagir la libération en mai d’Aung San Suu Kyi, qui se bat pour que son pays meurtri ne soit pas oublié. La Birmanie reste pourtant sous le joug d’un des pires régimes au monde, et ce depuis quatre décennies.

Le 4 Janvier 1948 à 4 heures 20 du matin, en conformité avec les vœux des astrologues les plus renommés du pays, la Birmanie proclamait son indépendance. Celui sans qui cela n’aurait pu arriver, Aung San, qui sortit successivement le pays des jougs anglais et japonais, n’était pas là pour y assister : il avait été assassiné six mois plus tôt, en juillet 1947, en même temps que l’ensemble du gouvernement d’union nationale qu’il avait formé quand il avait arraché le statut de dominion au Royaume-Uni. Ce gouvernement avait pour but, outre de tenter l’unification d’un pays très largement doté en groupes ethniques (plus de 130 en comprenant les sous-groupes), d’opérer le délicat passage du statut de dominion de l’empire colonial britannique à celui d’Etat pleinement souverain.

U Nu, qui remplace Aung San au poste de premier ministre, se heurte rapidement à l’hostilité de certaines minorités ethniques qui voient d’un mauvais œil la naissance d’un Etat birman dans lequel les états fédérés, au nombre de sept, n’auraient plus leur mot à dire. De larges poches de « rébellion » communiste d’une part (bientôt rejointes par ce qu’il restera des troupes du Kuo Min Tang de Tchang-Kaï-Tchek), et Karen (un des plus importants états fédérés du pays) d’autre part, déclenchent alors une véritable guerre civile que le gouvernement de Rangoon a bien du mal à mener. Le théâtre des opérations se situant la plupart du temps dans des régions frontalières, que l’armée nationale connaît mal, de type « jungle montagneuse inextricable infestée par la malaria » , et la mousson sévissant 6 mois par an, les choses ne sont pas aisées et le gouvernement central perd assez vite le contrôle de la majeure partie du pays.

A la fin des années 50, la situation globale était donc loin d’être parfaite. Toutefois, les birmans avaient de bonnes raisons de croire à un brillant avenir : le taux d’alphabétisation était le plus élevé de toute l’Asie et la presse était libre et pléthorique (la présence anglo-saxonne avait entraîné la création d’une trentaine de journaux). Le pays était surnommé le « bol de riz » de l’Asie du Sud-Est, détenait plus des trois quarts des réserves mondiales de bois de teck, et possédait de vastes mines de jade et de rubis (entre autres pierres précieuses, le pays étant comparable au Congo pour ses richesses minières). Plus vaste pays continental d’Asie du Sud-Est, la Birmanie avait des frontières communes avec le Bangladesh, l’Inde, la Chine, le Laos et la Thaïlande. Autant de facteurs qui peuvent favoriser la persistance d’une guérilla, mais peuvent tout aussi bien aider un pays à s’affirmer sur la scène internationale. Le pays était un des Etats fondateurs du mouvement des non-alignés, et en 1961 il fournirait un secrétaire général à l’ONU, U Thant.

Naissance d’une dictature

La situation était telle qu’U Nu demanda en octobre 1958 au général Ne Win, commandant en chef des armées et ancien compagnon d’Aung San dans sa lutte pour libérer le pays, de « rétablir l’ordre ». Malgré tous ses efforts, rien n’y fit. Ne Win fit un coup d’Etat le 2 Mars 1962, prenant les rênes du pays afin de réaliser ce qu’il nommait « la voie birmane vers le socialisme » : il nationalisa l’économie (1963) et cadenassa le pays pour mener en toute quiétude « sa » guerre contre les minorités ethniques.

Quarante ans plus tard, la Birmanie, rebaptisée Myanmar en 1989, régie par une dictature militaire féroce, est le septième pays le plus pauvre du monde. Travail et prostitution forcés y sont monnaie courante, le déplacement de populations entières pour permettre la réalisation de « travaux d’intérêt national » est chose commune, et aucune liberté n’est tolérée, pas même celle de penser. Toute réunion de plus de cinq personnes est interdite. Les stigmates de la Terreur sont visibles : un militaire sur cinq appartient à la police secrète, tout le monde se méfie de tout le monde et les disparitions sans aucune explication sont une banalité. La corruption est très répandue dans l’armée, qui a vu ses effectifs passer de deux cent mille hommes à cinq cent mille en l’espace de quinze ans.

La Birmanie moderne accumule les funestes records : inflation tellement élevée qu’elle n’est pas évaluable (les derniers chiffres la situent au-delà de 1000%), deuxième producteur et exportateur mondial d’opium et de son dérivé transformé, l’héroïne (juste derrière l’Afghanistan) production de métamphétamine (la nouvelle drogue de synthèse « du pauvre » qui fait des ravages) évaluée à plus d’un milliard de pilules pour 2003, plus grande armée d’enfants au monde (selon Human Rights Watch, 20% des soldats ont moins de 18 ans), premier pays à s’être fait décerner le peu enviable label de « narco-Etat » par l’Observatoire Géopolitique des Drogues, plus fort taux de déforestation au monde…

Le régime de Ne Win, autarcique autant qu’autoritaire, était certes très dur, mais c’est lorsqu’il se retira, début 1988, que le véritable cauchemar des birmans commença, si tant est qu’il soit possible d’établir une graduation dans le martyre d’un peuple entier. En effet, en septembre 1987, sur conseil de son numérologue, Ne Win décide de retirer de la circulation, sans aucune compensation, les trois plus petites coupures de kyats, soit environ 70% de la monnaie birmane. Le système bancaire étant inexistant, 90% de la population se retrouve ruinée du jour au lendemain. Cette folie de trop catalyse la colère des birmans, et un mouvement général de désobéissance civile entraînant étudiants, puis professeurs, fonctionnaires, paysans, vieillards, enfants, gagne l’ensemble du pays en quelques semaines.

Le 8 Août 1988, la plus grande manifestation, pacifique comme il se doit concernant un peuple à 90% bouddhiste, jamais organisée en Birmanie réunit près de 500.000 personnes à Rangoon, la capitale. Tout d’un coup, l’armée encercle les manifestants et tire à vue sur tout ce qui ne porte pas d’uniforme militaire, médecins et infirmières y compris. De 3.000 à 10.000 personnes selon les témoignages, furent ainsi froidement assassinées, sans compter ceux ou celles qui périrent de froid, de faim ou de la malaria durant leur fuite à travers le pays, pourchassées pendant plus d’un mois pour certaines.

L’argent, premier allié de la junte

Ne Win annonce dans les semaines qui suivent son retrait de la vie politique en faveur du SLORC (Conseil d’Etat pour la Restauration de la Loi et de l’Ordre), groupe de généraux.

A partir de cette date, non seulement la répression de toute opposition, si discrète soit-elle, se poursuit, mais collèges, lycées, universités sont fermés et, surtout, la junte se met à organiser le pillage en règle de toutes les ressources du pays, à son unique profit bien sûr. C’est à partir de ce moment que le travail forcé, donnée « culturelle » selon la junte, devient une institution au service de l’ouverture du pays à l’investissement étranger. Souvent, le déplacement de villages entiers accompagne les grands travaux d’Etat, construction de chemins de fer, de barrages, ou du tristement célèbre gazoduc de Yadana, construit à l’œil par les birmans pour Total (voir ci-dessous).

De même, la production d’opium fait un bond, passant de 800 tonnes par an à plus de 2200 tonnes en quelques années. Contrairement à ce que le régime a réussi à faire croire à différents services anti-drogue occidentaux pendant de longues années, ça n’a pas été directement le fait des minorités vivant à la périphérie du pays, même si cela avait lieu dans leur région : les hommes forts du régime ont acheté la paix avec certains groupes ethniques en échange de la totale liberté qu’ils leur laissaient pour se livrer à toutes sortes de trafics, celui de l’opium en particulier. La junte, s’apercevant vite de la bien meilleure rentabilité de l’héroïne, construisit des usines de transformation de l’opium. Elle organisa le trafic en procurant des papiers spéciaux permettant de passer les barrages.

La plupart des entreprises n’ont pas attendu l’entrée de la Birmanie dans l’ASEAN pour y investir. C’est pourtant une chose que la junte désire par-dessus tout, car cela lui confère une certaine légitimité. Et pour cela, la Birmanie a pu compter sur l’appui des pays qui y investissent beaucoup : en mars 1997, le Conseil des affaires USA-ASEAN (400 grandes entreprises américaines dont le chiffre d’affaires cumulé avoisine les 300 milliards d’euros) envoie une mission en Asie du Sud- Est afin de soutenir l’adhésion de la Birmanie à l’ASEAN. En mai, Jacques Chirac apporte son soutien à cette adhésion dans un entretien à un grand journal de la région, la Far Eastern Economic Review, en totale contradiction avec la position de l’Union Européenne.

Finalement, la Birmanie intègre l’ASEAN en juillet sans aucun préalable, si ce n’est celui d’un « engagement constructif », soit une forme du principe de non-ingérence : les généraux sont tranquilles, personne en Asie ne leur fera de reproches. Probablement pour une affaire de façade, une purge a lieu au sein des cercles proches du pouvoir, et le SLORC devient SPDC (Conseil d’Etat pour la Paix et le Développement, saisissez la nuance) le 15 Novembre 1997. Si certaines têtes changent, la ligne générale ne bouge pas d’un iota : enrôlement forcé d’enfants dans l’armée, utilisation de ces derniers ou de leurs aînés comme boucliers, détecteurs de mines ou porteurs de matériel militaire.

Lueur d’espoir ?

Pourtant, malgré cette caution économique, les sanctions et condamnations internationales commencent (enfin) à pleuvoir : une décision du gouvernement américain d’avril 1997 interdit tout nouvel investissement d’une personne, physique ou morale américaine. Le même mois, l’Union européenne suspend tous les avantages douaniers consentis à la Birmanie ; l’Etat du Massachussets vote une loi, à portée internationale, condamnant toute collaboration à la violation des droits de l’Homme dans ce pays ; l’UE en mai 2000 gèle des fonds appartenant à certaines personnalités proches du pouvoir, et interdit la vente de matériel pouvant servir à la répression.

Toutes ces sanctions, additionnées aux protestations internationales, de plus en plus nombreuses, ont fini par faire quitter le pays à de nombreuses entreprises, et pas des moindres : Reebok, Pepsi, Motorola, Texaco et des dizaines d’autres multinationales ont plié bagage. Ces six derniers mois, Marriott, Premier Oil et Accor ont annoncé leur retrait du pays. L’aide internationale, qui s’était quasiment tarie depuis 1988 (alors qu’elle représentait 35% du budget du pays), commence à revenir.

Aung San Suu Kyi (voir ci-dessous), libérée le 6 Mai 2002, n’appelle plus explicitement au boycott du pays, s’étant engagée dans un laborieux mais, (qui sait ?), peut-être un jour fructueux processus de « réconciliation nationale » avec la junte. De là à prédire comme Ismail Razali, l’envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU, l’avènement d’un gouvernement démocratique dans les quatre ans, il y a un pas que l’on s’abstiendra de franchir, mais il faut reconnaître que c’est une avancée favorable en direction de la démocratie.

Une mission de représentants de l’UE a passé deux jours en Birmanie début septembre, rencontrant, outre ASSK, des représentants de certaines minorités ethniques. « La mousson » (sic) a par contre empêché Khin Nyunt, un des deux prétendants au titre de numéro un du régime, de les rencontrer. En attendant, les généraux continuent de se remplir les poches, d’acheter toujours plus d’armes à la Chine et à la Russie pour massacrer les minorités, et Total de fermer les yeux. Quant au tourisme il se porte bien, avec près de 200.000 personnes qui viennent visiter ce charmant pays chaque année, dont 14.000 français…

Aung San Suu Kyi

Lorsque plus de 20 ans après avoir quitté son pays natal, celle dont le nom signifie « brillante collection d’étranges victoires » revient en Birmanie, en mars 1988, la fille de Aung San ne savait pas que, se rendant au chevet de sa mère mourante, elle ne quitterait plus le pays. En effet, elle arrive en pleine période de désobéissance civile, et, réalisant le besoin d’un leader qu’ont les militants pour la démocratie, décide, poussée par la population et quelques opposants historiques, de créer la Ligue Nationale pour la Démocratie, parti qui gagne vite une forte popularité. Son charisme et sa tranquillité alliés à son statut de fille du héros national la propulsent immédiatement à la tête du combat des birmans pour la démocratie.

Placée en résidence surveillée en juillet 89 pour “mise en danger de la sécurité nationale”, « la Dame », comme on la surnomme, y restera près de six années. Le 27 Mai 1990, le SLORC organise des élections dans le but d’améliorer l’image du pays, et ainsi d’attirer les capitaux étrangers. Malgré l’impossibilité de mener campagne, la plupart des leaders de l’opposition et des partis démocratiques se trouvant en prison ou en résidence surveillée, la LND remporte 82% des suffrages. Les résultats sont ignorés par le SLORC, qui de toute façon n’avait prévu aucune modalité de transfert du pouvoir, et la répression accrue. Ceux des grands opposants qui le veulent ou le peuvent quittent le pays et forment le NGCUB, gouvernement birman en exil issu des élections de 1990.

ASSK se bat tant et si bien pour la démocratie et contre l’hypocrisie des investisseurs internationaux qu’en 1991 le prix Nobel de la paix lui est décerné. C’est son mari Michael Aris qui se rendra à Oslo pour la remise du prix. ASSK n’a en effet pas été autorisée à s’y rendre. Les généraux sont prêts à lui rendre sa liberté, mais à la seule condition qu’elle quitte définitivement le pays.

Libérée le 6 Mai 2002 après une deuxième période de détention, elle n’est plus aussi fermement qu’avant opposée à l’investissement étranger, “pourvu qu’il profite effectivement à la population”. Sa position étant décisive, les investisseurs pourraient revenir. Ce n’est pas pour autant qu’une ouverture démocratique suivra, mais cela peut éventuellement en constituer le prélude. L’Histoire l’a démontré par le passé, mais tant de variables sont à prendre en compte qu’il est impossible d’effectuer la plus minime des comparaisons.

Le cas TOTAL

« Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ». Ce vers de Victor Hugo sied parfaitement à la description de l’idylle qu’entretient la compagnie française Total Fina Elf avec le régime birman.

En effet, depuis plus de cinq ans, les sanctions pleuvant sur le régime, les multinationales se retirent du pays sous la pression de leurs actionnaires, de leurs gouvernements ou des confédérations internationales de syndicats ; les mises en cause de la compagnie française par des ONG sur le travail forcé que, à défaut d’organiser, elle a cautionné se multiplient et Aung San Suu Kyi l’a qualifiée de « principal soutien du système militaire birman » dans un entretien au journal Le Monde du 20 Juillet 1996. Mais de tout cela le quatrième groupe pétrolier mondial n’a cure.

Il a investi plus d’un milliard d’euros dans le champ gazier offshore de Yadana et dans la construction du gazoduc qui le rejoint. Ce n’est donc pas maintenant, alors que les bénéfices commencent à peine à se profiler et que la durée d’exploitation du gisement est estimée à une trentaine d’années, que l’entreprise va se retirer. Pour mener à bien ce projet, Total a formé un consortium avec Unocal (Etats- Unis), PTTE, compagnie énergétique thaïlandaise (à qui est destinée la majorité du gaz de Yadana, ainsi que celui du gisement de Yetagun, transporté par le même gazoduc), et MOGE, compagnie nationale birmane du secteur, partenaire imposé.

Tous les ouvriers birmans du chantier sans aucune exception, traducteurs y compris, sont soigneusement sélectionnés par l’armée, chargée de la sécurité du chantier. Et si le groupe reconnaît la pratique du travail forcé en Birmanie, il en nie toute existence au sein du projet Yadana. Déplacements de populations, disparitions, le groupe n’a pas de problèmes de conscience, puisque comme il l’indique sur son site internet, une de ses « règles d’or » est de ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures. Comme l’explique très justement Aung San Suu Kyi, il n’y a aucune raison pour que l’armée se comporte différemment sur ce chantier que dans le reste du pays.

Total possède pourtant un « comité des sages », composé notamment de Javier Perez de Cuellar, ex- Secrétaire général de l’ONU, et de Raymond Barre, chargé de donner une caution morale aux projets à risques en termes d’image. Et il a même adopté un « code de bonne conduite » (sic) en octobre 2000. Il ne peut donc être soupçonné d’avoir laissé faire quoi que ce soit… L’édition en juin 2002 d’une brochure intitulée « Yadana, un développement industriel au Myanmar », va encore plus loin. Soit cela prouve une grande naïveté de la part du groupe et de ses représentants sur place, ce qui est invraisemblable, soit c’est de l’hypocrisie.

Mais l’horizon s’assombrit de plus en plus pour Total. Certes, le groupe ne sera pas jugé pour « complicité de violation des droits de l’Homme » en même temps qu’Unocal devant la Cour d’appel fédérale de Californie, la plainte ayant été jugée irrecevable à son encontre (le gouvernement français a, en 1997, lors de l’instruction de la plainte, envoyé un mémoire en ce sens).

En revanche une plainte a été déposée à Bruxelles, selon la loi de compétence universelle des tribunaux belges réservée aux crimes contre l’Humanité, contre Total Fina Elf, son actuel PDG Thierry Desmarest et le responsable des opérations en Birmanie, Hervé Madeo ; surtout, une enquête a été ouverte en France pour « séquestration » (le travail forcé n’existant pas en droit français), à la suite d’une plainte déposée au mois d’août par deux paysans birmans.